dimanche 23 mars 2008

Trois femmes

Trois femmes dansaient à la fenêtre. La cabane était au milieu du bois. Au clair de lune, elles semblaient nues. Il sortit de son lit, et les regarda: elles avaient de longs cheveux blonds ornés d’une couronne de vigne. Dans la nuit, elles semblaient nues. Il regarda encore: elles faisaient une ronde, dansantes dans l’herbe fraîche et tendre. La lune traçait un cercle lumineux sur le velours nocturne parsemé d’étoiles. 

À la faveur des astres, le monde était indistinct. Une lumière jaillissait d'entre ces trois femmes.

- Levez-vous maintenant, fées et elfes, levez-vous donc!

Une poussière d’étoiles surgit devant lui: d’obscurs bosquets commençaient à sortir fées et centaures, esprits et anges.

-Allons, dansons maintenant!

Il revêtit un simple pantalon et sortit, c’était une nuit de plein été.

Les fées étaient bleues ou violettes, elles venaient en poussières d’étoiles. Elles portaient des robes de soie diaphanes. Toutes se mêlaient à la merveilleuse ronde, les trois femmes dansaient au centre. La lumière semblait jaillir de leurs pas, d’un puits qui n‘existait pas. Les centaures se tenaient autour, martelant le sol de leurs sabots. La fête était enivrante, cachée par la forêt, invisible. Au centre, le mystérieux trio tournoyait de plus belle, et toutes les danses semblaient y prendre leur rythme. 

-Par les monts et les vaux, par le feu et par l’eau, annoncez, étoiles, la joyeuse fête qui se tient là!

Les astres se mirent à briller avec plus d’intensité, bien des étoiles volèrent son éclat au diamant lorsqu’il brille à la lueur d’une chandelle. On vit bientôt venir des elfes, leur visage reflétant un étrange amusement. Ils étaient vêtus d’or et d’argent, de robes scintillantes et légères qui ondulaient doucement dans la brise nocturne. Obéron, leur roi, vint en personne, ses cheveux sombres, son visage grave, le roi et son manteau doré.  

-Chantons maintenant une berceuse pour ceux qui veulent au sommeil s’adonner. Que les araignées et les serpents tachetés se retirent pour ne point troubler le repos des invités.

Bonne nuit, bonne nuit! Chantez encore, elfes et fées, chantez encore cette mélopée, chantez-la à la forêt, chantez-la au ciel, qu’elle voyage sur la brise et enchante les rêves de ceux qui sommeillent!

Ils dorment tous, maintenant. Araignées et serpents, n’approchez plus, gardez votre poison. Deux fées firent sentinelles.

Les trois femmes arrêtèrent peu à peu de tournoyer, deux se retirèrent. La lumière perdit en intensité, mais gagna en beauté. Une seule resta, elle le regarda. Elle semblait nue. Elle fendit ses lèvres d’un sourire et lui tendit sa main. Toutes les fées s’étaient assises pour contempler leur union. Ses longs cheveux blonds tombaient sur ses épaules, elle avait le maintien d’une reine. Le roi des elfes fit alors dire aux arbres qu’elle était sa fille, et qu’il pouvait l’épouser. Il s’approcha et lui prit la main. La lumière s’étendit et se fit plus douce. Fées, elfes et centaures formèrent une allée pour les deux amoureux. 

- Ce que tu vois cette nuit

Sera l’âme de ta vie

Éveille-toi pour toujours

Et offre-toi à l’amour

Les arbres fleurirent au passage des deux amants. Au bout du triomphe les attendait Obéron. Le roi déposa une couronne princière sur la tête du jeune époux, puis coiffa sa fille d’un diadème de perles. Ils plongèrent leurs yeux dans leur éternité et s'embrassèrent en arrêtant le temps.

Les fées se levèrent et reprirent leurs jeux. Il la perdit au fil d’une danse endiablée.

Par les collines et les bois vinrent alors clowns, jongleurs et cracheurs de feu. Tous se masquèrent et dansèrent encore à la faveur de la lune et des étoiles.

On sonna la fin des festivités. Obéron ordonna:

- À chaque lieu et chaque demeure, courez donner vos scintillantes couleurs. Reprenez votre refrain. Soyez pour ma fille et son prince la lumière sacrée de leur merveilleux amour. Que chacun soit fidèle à l’autre, et que leur descendance soit bénis pour des millénaires. Soyez toujours en paix mes enfants, aimez vous avez tendresse et passion. Allez maintenant, fées, esprits, et ne tardez plus. Revenez-moi au levé du jour.

Tous les esprits se changèrent en petites poussières colorées, et partirent dans un millier de directions. 


Il s’éveilla sur l’herbe fraîche, la matinée était à sa moitié. Avait-il donc rêvé? Près du ruisseau, un petit personnage poussant une brouette le salua et lui compta ceci:

-De nous ne soyez point fâché

Vous n’avez fait que sommeiller

Et nous vous demandons pardon

Si c’est la nuit que nous vivons

Votre reine ne pleurez pas

Soyez bien sage, elle reviendra

Tendez la main à un ami,

Et je vous rendrai la magie

samedi 22 mars 2008

Le récital

On donnait un récital au château du Mirand. On y chantait de la musique française et italienne, on y jouait de la harpe, des sonates venues de Prague. C’était une salle boisée, chaleureuse, confortable, trop décorée, mais à la sublime atmosphère.

C’était agréable. Il descendit les marches de la tour et s’offrit un crépuscule d’été. Là, il la retrouvait enfin: l’instant lui en rappelait d’autres tout aussi agréables. Elle était habillée en jaune, dans l’obscurité, on ne le voyait pas. Elle souriait, il toucha brièvement ses lèvres. C’était une douce soirée d’été. Un verre à la main, l’odeur du feu dans la grande salle, il passait un moment délicieux. Comment avait-il pu vivre sans Norine si longtemps? Tout devenait si simple et si doux.

Ils ressortirent avec d’autres amis. Dans le parc du château, on profitait de milliers d’étoiles. Il discutait et plaisantait, parlant du concert qui avait été très agréable, surtout le programme, très bien choisi. Une ancienne amante qui lui parut repoussant le salua, il lui rendit son salut par pure politesse. Maintenant, Norine était revenue. Elle souriait encore: il aimait la regarder. Elle avait des traits assez secs, mais un visage riant et beau; son habit était joliment formé par une poitrine ferme. Il avait envie de l’embrasser.

Peu à peu, les invités partirent, et lui et ses amis se décidèrent aussi à rentrer. Il inspira une dernière fois cet air du soir ô combien magique et frais: son regard parcourut le ciel. Elle était à ses côtés, il s’était senti revivre tout au long de la soirée.

Il quitta avec regrets les murs du château. En passant la porte, Norine avait disparue: elle n'était qu'un lointain souvenir de bonheur, la brise l'avait rappelée à ses pensées le temps d'une soirée. Le sourire aux lèvres, il en gardait désormais la liberté.

Anne

Un homme en manteau s’avance sous les arbres enneigés de la Rathaus Platz. 1922 laisse à Vienne un hiver froid qui épuise le corps et éveille l’esprit. Le duc d’Harkel était de ceux qui aimaient cet hiver, de ceux qu’émerveillent la neige et les lumières. 

Le 12 mars, la ville vivait son habituelle poésie. Et il la vit. Elle avait des cheveux pétrole, sagement attachés. Il eut pour elle cet élan du cœur si naturel, une envie irrésistible de la connaître. Elle se retourna, elle lui demanda s’il parlait Français. Évidemment. 

“- D’où venez-vous? demanda-t-elle

- De Suisse

- On y parle donc Français? Je croyais qu’on y parlait le Suisse!

- Assurément une langue magnifique, mais qui n’existe pas.

- Je voudrais marcher un peu?”

Et ce fut une promenade merveilleuse. Les rues de Vienne décrivent à chaque instant la splendeur d’un monde. Les bâtiments s’élèvent, ornés par les empereurs, dessinés par la richesse, l’art et l’Europe. En cet hiver, les flocons sonnaient comme un concerto pour piano, le 12ème, de Mozart. 

“- Que fais donc un Suisse à Vienne?

- Il vient s’abreuver de musique et de beauté, il vient y vivre.”

Passant près du Stefansdom, devant une des demeures du compositeur, ils sentirent sur eux le regard de la lune.

“- Je vais rentrer, dit-elle, Je ne suis ici qu’en vacances, et pour deux semaines; demain, il me faut profiter de voir tout ce qu’il faut voir.

- Pourrais-je donc vous accompagner?

- Volontiers, soyez à la gare centrale à 8h demain.”

Et ils se séparèrent. Et le lendemain, ce fut le printemps. Ils faisaient assez bon pour ne porter qu’une simple chemise, et laisser le manteau, adieu à lui.

Il arriva à Wien-Mitte, il la cherchait; soudain passa devant lui une masse de longs cheveux noirs et bouclés sur deux jambes. Elle avançait d’un balancement tout parisien, un peu nerveux, une sorte d’agacement sans objet précis. Il la suivit, il n’avait pas envie de la saluer tout de suite. Elle continuait et se dirigeait vers l’arrêt de tram. On voit souvent des photos de cette époque, noires & blanches, et on donne à ce monde une image de gris. Rendons-lui ses couleurs, elles n’étaient pas bien différentes des nôtres.

Lorsqu’il posa sa main sur son épaule, elle sursauta: c’était bien elle. Elle, c’était Anne. La peau brune, colorée de Maroc et de Tunisie, à l’esprit formé par la ville qui enfante des sublimes romances et des drames déchirants, elle, abreuvée de cet esprit parfois pédant, souvent magique, cette touche de prétention, ce plein d’inquiétude. Elle le salua. Mais pourquoi voulaient-ils prendre un tram qui ne les mènerait nulle part?

“-Il faut aller voir la cathédrale St Stéphane. Hier soir, elle était fermée.”

Toujours cette inquiétude de faire ce qu’il faut. Et ton cœur, Anne? Alors ils marchèrent. Elle, avec son haut en dentelles bleu, lui, sa chemise. La rue qui débouche sur la place Stéphane dresse brusquement la cathédrale aux visiteurs. Ils entrèrent, ce fut sublime. Les piliers soutenaient un univers. Arrivés dans le chœur, ils se retournèrent pour voir un vitrail rouge sang et violet étrange qui éclairait deux anges sculptés. C’était bien ceux qu’on appelait pour terrasser le serpent lorsque l’on a peur, et pour nous prêter leur lumière lorsqu’on atteint notre plein nous-même, puissent certains l’atteindre un jour. Le tableau n’était là que pour eux, les gens autour ne les voyaient pas, le ciel leur offrait un étrange mais somptueux cadeau; elle fut subjuguée.

Puis ils sortirent. Elle avait un guide, il avait ses yeux. Cette même journée de printemps les vit éclore. 

“- Si mes parents me savaient là, dit-elle alors qu’ils mourraient à la Peterskirche, ils me tueraient!

- Pourquoi donc?

- Parce que ces lieux me sont interdits.

- Pourquoi cela?

- Je suis juive”

Il en fut heureux. Aurait-elle été musulmane? De même l’aurait-il aimé: c’était comme si la richesse d’un monde venait s’unir à celle d’un autre.

Un autre jour, ils visitèrent le musée de la musique. Ce fut fabuleux. Schubert les fit plaisanter, ils se poursuivirent jusqu’à Mahler, qui les fit s’étouffer de rire. Ils s’embrassaient. Dans son appartement près d’Ottakringer, ils s’embrassaient passionnément. Elle était brûlante, il aimait son petit corps. Ses seins étaient beaux, pleins, fermes, riches, aux tétons bruns délicieux, ses cheveux noirs chassaient la réalité, son sexe trempé accueillait avec passion le sien: elle émit un cri d’étonnement lorsqu’elle le vit. Elle le prit en bouche. Elle criait de plaisir, il gémissait, leur union était parfaite, elle était physique, elle l’était pleinement, elle était vraie. 

Anne était couchée à côté de lui, il la tenait dans ses bras. Elle lui racontait qu’elle aimait le sexe, qu’elle l’aimait autant avec des filles qu’avec des hommes, qu’elle y était la meilleure, qu’elle savait même se faire payer parfois. Il brandissait le bouclier du romantisme pour se défendre de lui-même, il n’aimait pas ce qu’il entendait, il n’était plus innocent depuis longtemps. Mais lorsqu’elle lui demanda s’il était en colère, il ne sut pas vraiment que répondre. Point de “je t’aime”, un aveu demande de se livrer entièrement, sinon, il sépare. 

Le lendemain, puis encore, puis encore. Suite de splendeurs. Une matinée entière à se chamailler au sujet de Bach, et à visiter le sublime musée du Luxembourg.

Elle était chez lui, il était en elle. Sa chambre d’étudiant était propre et confortable, les draps frais. Elle criait encore. Ils se douchèrent. Posé sur ses genoux, il faisait l’enfant. Elle avait alors un sourire splendide, un sourire vrai. Elle était belle comme elle seule savait l’être: ses cheveux noirs bouclaient autour de son magnifique visage fin. Et lui souriait. Ils étaient beaux. Ils étaient heureux. Ils ne s’étaient pas encore dits “je t’aime”.

Un jour, elle fut plus loin. Et lui ne le supporta pas. Pourquoi donc? Il chercha en son cœur la seule rime de son sentiment. Devant la Votivkirche, il l’embrassa pendant des heures, puis il lui dit “je t’aime”. Elle s’en défendait: ils désiraient cet instant de tout leur cœur.

Alors elle posa sa tête sur ses genoux, ils parlèrent de tout. Elle lui dit comme elle avait peur, comme on lui avait appris a avoir peur. Dans la nuit, ils se retrouvèrent près de l’opéra. Il n’y avait plus personne. Ils jouèrent à écraser les étoiles qui pavent la rue, elle, riante, lui, sévère, pour le jeu. C’était le dernier soir. Ils étaient nus. Il appela tous les anges pour qu’elle puisse à nouveau s’aimer. Ils parcoururent le désert doré de son corps, ils volèrent par-dessus les dunes que formaient ses seins, ils illuminèrent le mont du plaisir; lui soufflait sur sa peau pour l’aimer. Elle fermait les yeux, elle s’ouvrait à la vie; pour la première fois, Anne faisait l’amour. Ils firent l’amour. Elle vit dans ses yeux une lumière sacrée, qui brillait au fond de ses pupilles: c’était son âme. Le lendemain, elle partit: à l’aéroport, il vit son dernier sourire derrière les vitres de la douane. C’était le plus beau mot d’amour. Elle disparut. Il se retourna, et se mit à sangloter, puis, lorsqu’il réalisa qu’elle était partie, il sentit son cœur se déchirer en deux, et se mit à verser toutes les larmes de son corps. Dehors, le ciel entier pleurait sur Vienne. C’était une journée de printemps.