samedi 22 mars 2008

Anne

Un homme en manteau s’avance sous les arbres enneigés de la Rathaus Platz. 1922 laisse à Vienne un hiver froid qui épuise le corps et éveille l’esprit. Le duc d’Harkel était de ceux qui aimaient cet hiver, de ceux qu’émerveillent la neige et les lumières. 

Le 12 mars, la ville vivait son habituelle poésie. Et il la vit. Elle avait des cheveux pétrole, sagement attachés. Il eut pour elle cet élan du cœur si naturel, une envie irrésistible de la connaître. Elle se retourna, elle lui demanda s’il parlait Français. Évidemment. 

“- D’où venez-vous? demanda-t-elle

- De Suisse

- On y parle donc Français? Je croyais qu’on y parlait le Suisse!

- Assurément une langue magnifique, mais qui n’existe pas.

- Je voudrais marcher un peu?”

Et ce fut une promenade merveilleuse. Les rues de Vienne décrivent à chaque instant la splendeur d’un monde. Les bâtiments s’élèvent, ornés par les empereurs, dessinés par la richesse, l’art et l’Europe. En cet hiver, les flocons sonnaient comme un concerto pour piano, le 12ème, de Mozart. 

“- Que fais donc un Suisse à Vienne?

- Il vient s’abreuver de musique et de beauté, il vient y vivre.”

Passant près du Stefansdom, devant une des demeures du compositeur, ils sentirent sur eux le regard de la lune.

“- Je vais rentrer, dit-elle, Je ne suis ici qu’en vacances, et pour deux semaines; demain, il me faut profiter de voir tout ce qu’il faut voir.

- Pourrais-je donc vous accompagner?

- Volontiers, soyez à la gare centrale à 8h demain.”

Et ils se séparèrent. Et le lendemain, ce fut le printemps. Ils faisaient assez bon pour ne porter qu’une simple chemise, et laisser le manteau, adieu à lui.

Il arriva à Wien-Mitte, il la cherchait; soudain passa devant lui une masse de longs cheveux noirs et bouclés sur deux jambes. Elle avançait d’un balancement tout parisien, un peu nerveux, une sorte d’agacement sans objet précis. Il la suivit, il n’avait pas envie de la saluer tout de suite. Elle continuait et se dirigeait vers l’arrêt de tram. On voit souvent des photos de cette époque, noires & blanches, et on donne à ce monde une image de gris. Rendons-lui ses couleurs, elles n’étaient pas bien différentes des nôtres.

Lorsqu’il posa sa main sur son épaule, elle sursauta: c’était bien elle. Elle, c’était Anne. La peau brune, colorée de Maroc et de Tunisie, à l’esprit formé par la ville qui enfante des sublimes romances et des drames déchirants, elle, abreuvée de cet esprit parfois pédant, souvent magique, cette touche de prétention, ce plein d’inquiétude. Elle le salua. Mais pourquoi voulaient-ils prendre un tram qui ne les mènerait nulle part?

“-Il faut aller voir la cathédrale St Stéphane. Hier soir, elle était fermée.”

Toujours cette inquiétude de faire ce qu’il faut. Et ton cœur, Anne? Alors ils marchèrent. Elle, avec son haut en dentelles bleu, lui, sa chemise. La rue qui débouche sur la place Stéphane dresse brusquement la cathédrale aux visiteurs. Ils entrèrent, ce fut sublime. Les piliers soutenaient un univers. Arrivés dans le chœur, ils se retournèrent pour voir un vitrail rouge sang et violet étrange qui éclairait deux anges sculptés. C’était bien ceux qu’on appelait pour terrasser le serpent lorsque l’on a peur, et pour nous prêter leur lumière lorsqu’on atteint notre plein nous-même, puissent certains l’atteindre un jour. Le tableau n’était là que pour eux, les gens autour ne les voyaient pas, le ciel leur offrait un étrange mais somptueux cadeau; elle fut subjuguée.

Puis ils sortirent. Elle avait un guide, il avait ses yeux. Cette même journée de printemps les vit éclore. 

“- Si mes parents me savaient là, dit-elle alors qu’ils mourraient à la Peterskirche, ils me tueraient!

- Pourquoi donc?

- Parce que ces lieux me sont interdits.

- Pourquoi cela?

- Je suis juive”

Il en fut heureux. Aurait-elle été musulmane? De même l’aurait-il aimé: c’était comme si la richesse d’un monde venait s’unir à celle d’un autre.

Un autre jour, ils visitèrent le musée de la musique. Ce fut fabuleux. Schubert les fit plaisanter, ils se poursuivirent jusqu’à Mahler, qui les fit s’étouffer de rire. Ils s’embrassaient. Dans son appartement près d’Ottakringer, ils s’embrassaient passionnément. Elle était brûlante, il aimait son petit corps. Ses seins étaient beaux, pleins, fermes, riches, aux tétons bruns délicieux, ses cheveux noirs chassaient la réalité, son sexe trempé accueillait avec passion le sien: elle émit un cri d’étonnement lorsqu’elle le vit. Elle le prit en bouche. Elle criait de plaisir, il gémissait, leur union était parfaite, elle était physique, elle l’était pleinement, elle était vraie. 

Anne était couchée à côté de lui, il la tenait dans ses bras. Elle lui racontait qu’elle aimait le sexe, qu’elle l’aimait autant avec des filles qu’avec des hommes, qu’elle y était la meilleure, qu’elle savait même se faire payer parfois. Il brandissait le bouclier du romantisme pour se défendre de lui-même, il n’aimait pas ce qu’il entendait, il n’était plus innocent depuis longtemps. Mais lorsqu’elle lui demanda s’il était en colère, il ne sut pas vraiment que répondre. Point de “je t’aime”, un aveu demande de se livrer entièrement, sinon, il sépare. 

Le lendemain, puis encore, puis encore. Suite de splendeurs. Une matinée entière à se chamailler au sujet de Bach, et à visiter le sublime musée du Luxembourg.

Elle était chez lui, il était en elle. Sa chambre d’étudiant était propre et confortable, les draps frais. Elle criait encore. Ils se douchèrent. Posé sur ses genoux, il faisait l’enfant. Elle avait alors un sourire splendide, un sourire vrai. Elle était belle comme elle seule savait l’être: ses cheveux noirs bouclaient autour de son magnifique visage fin. Et lui souriait. Ils étaient beaux. Ils étaient heureux. Ils ne s’étaient pas encore dits “je t’aime”.

Un jour, elle fut plus loin. Et lui ne le supporta pas. Pourquoi donc? Il chercha en son cœur la seule rime de son sentiment. Devant la Votivkirche, il l’embrassa pendant des heures, puis il lui dit “je t’aime”. Elle s’en défendait: ils désiraient cet instant de tout leur cœur.

Alors elle posa sa tête sur ses genoux, ils parlèrent de tout. Elle lui dit comme elle avait peur, comme on lui avait appris a avoir peur. Dans la nuit, ils se retrouvèrent près de l’opéra. Il n’y avait plus personne. Ils jouèrent à écraser les étoiles qui pavent la rue, elle, riante, lui, sévère, pour le jeu. C’était le dernier soir. Ils étaient nus. Il appela tous les anges pour qu’elle puisse à nouveau s’aimer. Ils parcoururent le désert doré de son corps, ils volèrent par-dessus les dunes que formaient ses seins, ils illuminèrent le mont du plaisir; lui soufflait sur sa peau pour l’aimer. Elle fermait les yeux, elle s’ouvrait à la vie; pour la première fois, Anne faisait l’amour. Ils firent l’amour. Elle vit dans ses yeux une lumière sacrée, qui brillait au fond de ses pupilles: c’était son âme. Le lendemain, elle partit: à l’aéroport, il vit son dernier sourire derrière les vitres de la douane. C’était le plus beau mot d’amour. Elle disparut. Il se retourna, et se mit à sangloter, puis, lorsqu’il réalisa qu’elle était partie, il sentit son cœur se déchirer en deux, et se mit à verser toutes les larmes de son corps. Dehors, le ciel entier pleurait sur Vienne. C’était une journée de printemps.

1 commentaire:

Aurore a dit…

Bonjour,
J'aime beaucoup la façon dont tu écris, ca me fais plonger au coeur de ton histoire.
Bonne continuation...
Claire